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Ateliers d'écriture
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La dérobade

 
Texte écrit par Michèle Fähndrich
dans le cadre de l'atelier d'été 2015

 

L'orage du soir a oublié sur son passage une température agréable ; la fatigue accumulée lui a évité une insomnie supplémentaire. Tant mieux, car sa nouvelle vie débute aujourd’hui ! Elle en a décidé ainsi. Depuis des mois, elle cherche à se désencombrer sans y parvenir. Il faut donc qu’elle s’en aille ; tout quitter. Elle veut voyager sans artifice. Au diable les valises à roulettes gavées et parées pour l'indigestion.

- Le problème est qu’il y a du trop-plein dans ma tête ; nul brocanteur ne pourra y jouer au vide-grenier, se dit-elle.

Elle plie soigneusement le papier sur lequel elle a écrit : « Je laisse mes maux... » et lui met le feu ; fascinée par cette flamme qui s’approprie ses mots en les lapant, elle regarde le billet se recroqueviller, passer du rouge braise au noir cendre, puis disparaître. Elle a lu quelque part que cette façon de faire est un moyen efficace de tourner la page. Elle espère que c’est vrai.

Au cours de sa vie, elle a amassé bibelots, papiers, vêtements et souvenirs plus ou moins précieux ; acquérir, collectionner, conserver lui a donné l’illusion de son importance. Piètre résultat : un appartement envahi et l’impression de ne plus avoir de place pour elle-même.

Pendant son enfance, on lui a appris à ne faire ni bruit ni éclat ; elle s’est alors sagement employée à se rendre transparente. Timide au point de s’empêcher de rougir (parce que c’est trop voyant), elle s’est mise en attente de ce qui n’arrive pas, fondu enchaîné dans le conventionnel.

Lorsqu’on lui demande de se décrire, elle a l’habitude de dire : « Je m’appelle Mia : je suis célibataire. Ou devrais-je dire vieille fille ? Ou single ? En d’autres termes, j’ai le droit de payer le prix pour deux et d’en profiter seule ! Je suis singulière quoi, complexée complexe et à géométrie variable. »

Cependant, foin d’artifice et feu d’authenticité, Mia a en elle une force qui enfle et qui la pousse à oser se distinguer sans honte. Elle est prête désormais à entrer en seconde vie.

Elle a choisi de louer son appartement et son lourd contenu pour pouvoir partir légère, sac à dos. Liquidation pour cause de rénovation donc... et choix d’un chemin menant à l'essentiel. Femme de soie, de cuir, de cachemire, femme de goût, de doux, elle pourrait être tout cela, si elle le souhaite.

- J’entre en création ; des effluves de lavande et de rose déposent du sucré à l’orée de mes lèvres. Que cette toute fraîche impression de liberté est enivrante, pense-t-elle.

Elle marche depuis peu, mais pour déguster ces plaisirs tout neufs, elle s’arrête dans un parc et s'installe sur un banc. Elle lève le nez au ciel. Un parapente y évolue lentement ; il semble dialoguer avec le petit nuage qui le surplombe, ou est-ce avec la traîne de mariée de l’aéronef plus haut ? Fascinée par ce spectacle et toute à ses pensées, Mia ne voit pas venir le petit gars qui s'assied à côté d’elle. Il la regarde d'un drôle d'air et dit :

- Tu fais quoi ? T'es toute seule ?


Et c’est là que tout a dérapé…


Il a une jolie voix, toute douce, qui donne envie de lui répondre :

- Je prends le soleil !

Cela n’a pas l'air de lui faire plaisir :

- Mais tu ne peux pas, sinon nous, on n’en aura plus !

- Ne t'en fais pas, je te promets de vous en laisser...

- Alors laisse le soleil et prends plutôt mon papi; il est tout seul. Tu pourrais t'occuper de lui ! Tu sais, il n'a plus de cheveux, mais il a pas de ventre non plus. Il est bien conversé et il se sportifie toutes les semaines.

Il regarde Mia attentivement et attend une réponse à sa proposition.

Que lui dire ? Qu’elle a attendu trop longtemps ? Que c'est trop tard ? Il a l'air si gentiment sérieux ; elle n'a pas le cœur à le brusquer et adopte donc l'esquive.

- Tu aimes beaucoup ton papi si tu te soucies autant de lui ?

C'est bien naïf de sa part de penser s'en sortir aussi facilement...

- Je le connais bien, mon papi ; il est en or mastiff. Avec lui, tu seras bien protégée et il t’emmènera faire plein d’activités volatilement chouettes. Je vais aussi te dire un secret....
Il se dresse sur le banc, s’approche de Mia et lui dit tout bas :

- Le vieux copain de mon papi a cru lui faire un cadeau malin en lui offrant des petites pilules bleues qui allongent la vie à gras ; ça a fait rire mon papi. Il a pris le cadeau, mais ces pilules, il ne les mangera pas, parce qu’il a mis la boîte dans la chambre des vieilleries.

Mia aurait pu confier à ce petit-fils si attentionné qu’il était en train de miser sur la mauvaise personne ; à moins qu’on ne me procure un accornéon, ce petit objet qui permet d’être suffisamment illuminé pour conjuguer au parfait le verbe aimer, sourit-elle.

Mieux vaut se mettre en route. Mia prend maladroitement congé. Il lui en veut de le laisser seul sur le banc avec son histoire de papi esseulé ; elle le voit bien. Tant pis. Sortir du parc, se diriger vers la gare et prendre le premier train qui passe, peu importe la direction. L'horaire indique qu’elle a cinq minutes pour rejoindre le quai. Sans prendre la peine de lire la destination du convoi, elle se rue vers l'escalier roulant. Pas le temps d'empoigner la rampe, ni d'assurer la position...

Quelle erreur ! Et Mia de trébucher, perdre l'équilibre, tomber à la renverse, descendre tête la première pendant qu'imperturbable, l’escalator continue l'ascension.

Au secours ! Que lui arrive-t-il ? Elle a la tête en bas…

Après ce qu'il lui semble une éternité, l'escalier s'immobilise.

Prendre quelques instants pour se remettre dans le bons sens, réaliser ce qui arrive…

Le choc a été violent. Son nez n'a pas aimé cette cascade. Il y a du sang...

Tourner la tête, pas trop vite, pas trop fort.

On s'affaire autour d’elle. Quelqu’un dit : laissez-moi faire, je suis infirmière. Ça pourrait bien être cassé, fracture ouverte, on voit le cartilage... Il faut appeler une ambulance !

Mia entend tout cela et pense à son train ! Il va partir... Il est parti.

Sept points de suture plus tard, shootée aux anti-douleurs, elle quitte l’hôpital. Le médecin lui a attaché sous le nez ce qu'il a appelé une moustache, pour faire cesser les saignements. Elle se doute bien qu’elle doit avoir une mine à faire peur ; malgré cela, elle décide de prendre l'autobus pour retourner au centre-ville.


- Madame, vous vous sentez bien ? Réveillez-vous ! Nous sommes arrivés au terminus et l'autobus ne repart pas aujourd'hui ; j'ai fini mon service, il faut descendre...

Mia émerge du brouillard, envahisseur insidieux de son cerveau ; elle regarde d'un air hébété celui qui vient de la réveiller et dit :

- Zut alors, je me suis endormie ; je ne me sens pas la force de me déplacer autrement qu'en brancard ou en chaise roulante ; à la rigueur, je pourrais envisager un caddie ou une desserte ; proscrire à tout prix les patins ou la planche à roulettes... Dépannez-moi, s'il vous plaît !

- Je n'ai pas le droit d'utiliser l'autobus pour des courses privées et ma voiture est actuellement en révision. Par contre, j'habite dans le pavillon juste à côté et j'ai une chambre d'amis qui devrait vous convenir.

Mia ne se sent pas en état de discuter ; il est peut-être plus prudent de ne pas passer la nuit seule après le choc subi. Elle se laisse donc traîner à l’intérieur d’une petite maison ; son propriétaire l'installe dans une chambre qu’elle n’a pas le temps de détailler tant elle est épuisée. Elle se couche sur le lit et somnole; elle entend une voix qui crie :

- Papi, papi, j'ai dit plein de belles choses sur toi à une dame...

Quel drôle de rêve, pense Mia.


Le temps passe sans qu’elle s’en rende compte. Les lieux semblent avoir été désertés. Prisonnière de ses passes d’âmes, elle craint de rencontrer le propriétaire, d’avoir à parler, à expliquer. Elle s’aventure tout de même peu à peu hors de la chambre. À la cuisine, il y a de quoi se nourrir en abondance. Les aliments y sont déposés bien en vue, semblant dire : nous sommes là pour vous, servez-vous ! L’aménagement des pièces est assez dépouillé, sans que le confort en pâtisse pour autant. Mia, qui justement cherchait à se débarrasser de l’inutile, observe tout cela avec intérêt ; elle assiste à un cours muet qui aurait pu s’appeler « comment se libérer du super flux… ». Elle a ainsi tout loisir de s’interroger sur le sens de sa quête. Fuir l’accessoire ne veut pas dire austérité. Se retrouver dans ce cadre propice est une aubaine.

Un matin, elle se surprend à penser à son hôte. Où est-il et qui est-il pour la laisser ainsi disposer de son monde ? Elle ne pourra pas continuer encore longtemps à abuser de sa générosité. Il faut tout au moins lui donner un signe de reconnaissance. Sans réfléchir, elle dépose sur un bout de papier les mots qui lui passent par la tête :

« Bonjour ! Ça va ? Moi, pas trop mal, mais oups ! Quand on part pour un pays chaud, il faut avoir proscrit poco a poco la baba cool qui dort dans l’ananas… »

C’est l’amorce d’une étrange correspondance…

« Bonsoir ! Mon petit-fils Pepito m'a longuement parlé de vous... Libre à vous de vous en aller au chaud ; vous pouvez aussi braver le froid et réveiller la passionaria qui veille sur la banane ! »

« Le volapile qui devait m'emmener voir le sud a perdu le nord ; j'ai un peu de temps à tuer. Vous avez l'air de savoir aller à l'essentiel. Pourriez-vous m'aider à débarrasser mes fonds de tiroirs ? » Signé : Mia.

« Je suis maître es recyclage ; rien autour de vous et en vous n'est à jeter. Je viens de quitter mon autobus. Motif : retraite préméditée. Mon petit-fils est très indépendant et me laisse pas mal de temps libre. Je vous l'offre volontiers. » Signé : Théo

« Je t'avais bien dit que mon papi a besoin de quelqu'un pour s'occuper de lui. S'il te plaît, dis-lui oui. C'est important, parce que tu me plais bien. Je serais abominaffreusement déçu si tu t'en allais... » Signé : Pepito

« J’ai le nez cabossé, je suis en zenétude et je vois les arbres danser sur la musique du vent… Ai-je le profil me permettant de prolonger mon séjour ? » Signé : Mia intéressée

« Je suis chauve comme un genou et je pédale comme un canard ; vos cabosseries ne me font pas peur. » Signé : Théo philanthrope

« Mon papi et moi, on s’est donné bien de la peine pour te laisser tranquille, mais maintenant, ce serait trop bien si tu sortais de la chambre des vieilleries. J’aimerais aller au parc avec toi ; mon papi, y viendrait aussi ; on mangerait une glace et on jouerait et on rigolerait. T’es d’accord, hein ? » Signé : Pepito. On disait que c’était moi le chef, alors tu peux pas dire non !

Ils sont si gentils, je vais rester, cogite Mia :

« Chers Pepito et Papi Théo,
Au risque de décevoir mon sac à dos, en probable attente de grands périples, je suis prête pour la visite guidée de votre monde… »

Elle jette un regard à son maigre bagage et se ravise. Elle a mis le nez à la porte de la liberté ; elle aurait l’air d’un vieux ballon crevé si elle renonce. Elle glisse le message sans fin dans sa poche, prend son sac et quitte sa chambre d’un pas décidé.

- Donc vous partez ? dit Théo en la regardant intensément. De quoi avez-vous peur ? N’avez-vous pas senti qu’ici, il n’y a nulle entrave ? Oui, si vous baissez la garde, vous risquez de vous attacher à Pepito et au vieil original que je suis, vous vous exposez à vivre des moments intenses, à ressentir peut-être de grandes joies et de profonds chagrins, desquels vous ne sortirez pas indemne. Mais n’est-ce pas cela l’aventure ? Et la liberté : n’est-ce pas l’opportunité de faire un choix ? de prendre le risque de se tromper ?

Quel choc de se trouver face à son hôte et de l’entendre parler calmement et sans jugement. Mia sait qu’il a raison. Il ajoute en souriant :

- Je vous attends dehors, pour un au revoir ou mieux encore, pour célébrer mes premiers pas dans votre nouvelle histoire !

Mia reprend le mot inachevé et y ajoute sa signature :

Mia reconnaissante et confiante.

Elle sort et le tend à Théo au moment où Pepito arrive comme une fusée en criant :

- Aujourd’hui, c’est la fête, même si t’as pas eu de coup de poudre, Mia. Dépêchez-vous, le feu dentifrice va commencer !

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