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Ateliers d'écriture
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Rousseur

 
Texte écrit par Françoise Osiek-Parisod
frosiekbluewin.ch
 

C’est le début de l’automne. Cela déclenche toujours une tristesse diffuse en moi, un avant-goût de finitude et l’annonce d’un hiver qui souvent rime avec déprime. Je le redoute particulièrement cette année, encore en pleine période de deuil. Mais là, alanguie sur un banc, je me sens bien. Les arbres du parc sont flamboyants, les écureuils s’affairent, les gens flânent, le soleil est encore chaud. Soudain, une passante attire mon attention. Sa silhouette élancée, sa façon de marcher, son style, me semblent familiers. Bizarrement, cela me perturbe. Pourquoi cet émoi? J’ai sûrement déjà croisé sa route, peut-être même partagé des choses avec elle. Mais où, quand, dans quelles circonstances ? Ma mémoire fait la grève, c’est le noir total. Elle se rapproche. Pourvu qu’elle ne vienne pas s’asseoir à côté de moi, je ne me sens pas prête à la rencontrer. Ouf ! Elle va se poser un peu plus loin. Elle ne semble pas m’avoir vue. Mine de rien, je la surveille du coin de l’œil. Je suis de plus en plus certaine de la connaître. Ce genre de certitude qui vous vient des tripes. Mais, bon sang, qui est-ce donc, QUI ? J’ai une envie de fuite mais reste scotchée sur mon siège. Je n’ose me lever et passer devant elle, ni partir en sens inverse. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, c’est plutôt angoissant pour la personne hyper rationnelle que je suis. Mince ! Elle se lève et, après un bref regard en arrière, poursuit son chemin vers le portail de sortie. J’ai l’imagination qui bat la breloque. Ce regard m’était-il destiné ? Était-ce une invitation à la suivre ? Mon envie de fuite me reprend mais c’est plus fort que moi, il faut que j’en aie le cœur net. Je lui emboîte donc le pas à distance et m’engage à sa suite dans les rues de la ville.

C’est la pause de midi. Il y a tout à coup plus de monde sur les trottoirs. Le tram déverse un flot de voyageurs. Un instant, je crains que mon inconnue n’échappe à mon regard. Tout, plutôt que de perdre sa trace. Par chance, elle a une démarche ondulante, facilement reconnaissable et porte une longue jupe vert sombre, en décalage avec la mode actuelle. Je me faufile entre les piétons, en bouscule même quelques-uns. Un type m’attrape le bras. Ses gros doigts me serrent, ça me fait mal. Tu peux pas regarder où tu marches, pétasse, hurle-t-il. Je vois sa face graisseuse à quelques centimètres de mon visage, je sens son haleine chargée. Son agressivité me paralyse et me fait monter un goût de bile dans la bouche. Excusez-moi, je bredouille tout en essayant de me dégager, je dois rattraper quelqu’un, c’est important. Il me lâche, alerté par les regards désapprobateurs des passants. Je repars, un peu chancelante. Alors que j’approche du carrefour, la femme en vert a disparu. Où aller ? À droite, à gauche, dans l’impasse du Musée ?

Surgit alors une autre question : dans quel recoin de mon passé la retrouver ? C’est là que je dois chercher en priorité. Rien ne sert de courir après une silhouette fugace dans la ville. Je ne serai pas en paix tant que je n’aurai pas résolu cette énigme. J’abandonne ma filature et me laisse tomber sur une chaise de la terrasse du Bar du Musée. J’ai besoin d’un bon café. Je commande un espresso macchiato. Le breuvage arrive dans une tasse de verre, surmonté d’une congère de mousse de lait. Tout mon être se détend. J’attrape un journal abandonné sur la table voisine. Un titre me saute aux yeux: « L’Inconnue démasquée ». Mon esprit sonne l’alarme. Trop de coïncidences, me dis-je. Trouverai-je là un indice ? L’article revient sur la découverte, par des historiens de l’art, de l’identité possible de la femme qui a posé en 1866 pour « l’origine du monde » de Gustave Courbet. Il s’agirait d’une Irlandaise, rousse (bizarre, cela ne colle pas avec le reste !), maîtresse d’un peintre américain et qui a plusieurs fois été modèle pour l’artiste français. A priori, cela ne m’évoque rien de personnel. Mon excitation retombe comme un soufflé. Qu’attendais-je donc ? Pourtant je reste songeuse, quelque chose tremble au fond de moi et me susurre que ce « rien » est un mirage. L’Irlande, me dis-je au bout d’un long moment, l’Irlande, et cela résonne comme un glas…

Je n’y suis jamais allée mais mon arrière grand-mère, oui ! Elle y a même vécu des événements dramatiques. Je laisse quelques pièces sur la table et poursuis ma route. En passant devant la vitrine d’un antiquaire spécialisé dans les objets scientifiques et techniques, un vieil appareil de photo me ramène encore plus précisément aux souvenirs de cette aïeule transmis par ma grand-mère maternelle : quelques photos, un morceau de pellicule de film amateur et un cahier écorné, couvert d’une écriture penchée et violette. Le journal d’Églantine. Les pages se terminent par une question lancinante « pourrai-je, un jour, oublier? », sans préciser ce qu’elle voulait si fort oublier. Ma grand-mère, qui m’a élevée, me l’a raconté le jour de mes vingt ans. Ma mère n’en avait pas eu le temps, tuée avec mon père dans un accident de voiture, trois ans à peine après ma naissance. Toute l’histoire refoulée se déverse comme un tsunami dans ma conscience. Dans la seconde moitié des années vingt, Églantine était partie en Irlande pour perfectionner son anglais avant d’entreprendre des études de lettres. Ses parents, larges d’idées, l’avaient encouragée dans ce projet, lui offrant même un appareil de photo à cette occasion. Après avoir suivi un cours, elle avait trouvé un emploi de gouvernante dans une famille aisée de Dublin, avec mission d’apprendre quelques rudiments de français aux enfants. Pendant l’été, tout ce petit monde était parti dans la péninsule de Dingle où ses employeurs possédaient une propriété, pour profiter de la campagne et de l’air du large. Au cours de ce séjour, elle s’était liée d’amitié avec Alexandra, la jeune sœur de la maîtresse de maison, une grande femme d’une trentaine d’années à l’esprit indépendant, qui l’avait prise sous son aile et était devenue sa confidente. C’est alors qu’elle l’avait rencontré. Jeune séminariste, on l’avait envoyé remplacer le curé de la paroisse hospitalisé pour une mauvaise fracture. Kylian, vaguement apparenté à la famille, était souvent invité à dîner. Sans être beau, il avait un charme fou, quelque chose de vibrant se dégageait de son regard vert, et il était incollable sur l’histoire de l’Irlande. Églantine ne pouvait s’empêcher de penser que c’était regrettable - un vrai gâchis, même, écrivit-elle ! - qu’un homme aussi séduisant se consacre exclusivement au Seigneur et à ses ouailles. Deux ou trois fois, il avait offert à Alexandra et Églantine de l’accompagner lors de ses visites paroissiales à bicyclette, profitant au passage de leur faire découvrir un château, une église, une ancienne auberge du temps des diligences. De leur côté, les jeunes femmes se rendaient utiles en apportant provisions et vêtements aux personnes isolées ou dans le besoin. Émois, rires, moments d’évasion partagés, montée d’un irrépressible désir, ce qui devait arriver arriva. Kylian, plus tellement certain de sa vocation, atterrit dans le lit d’Églantine. Outrage impensable aux mœurs de la très catholique Irlande ! Alexandra, mise dans la confidence et pas fâchée de cette entorse à la morale, développa des stratégies incroyables pour protéger les amants et favoriser leurs rencontres.

Alexandra ! Elle figure sur plusieurs photos de mon arrière-grand-mère et apparaît dans le film. Femme élancée, toute en souplesse, aux jupes virevoltantes surmontées de blouses à jabot. Mais alors… Je saute dans un taxi. Il me faut vérifier, tout de suite. À peine arrivée chez moi, je fonce vers le coffre à linge au fond duquel dorment, dans un carton, les souvenirs irlandais de mon aïeule. Je place la pellicule sur le vieux projecteur de mes grands-parents et les images défilent en tressautant : la famille dublinoise, Kylian à peine entrevu en arrière-plan, Églantine, fort belle jeune femme à vrai dire, et l’énigmatique, la fascinante Alexandra. Je reconnais son maintien, sa démarche ondulante… La voilà, mon inconnue ! Une passante anonyme qui lui ressemble comme une sœur et dont la haute silhouette, le style, ont agi comme un « sésame, ouvre-toi ! » sur les portes de mon inconscient. C’est son amitié inconditionnelle qui a tiré mon arrière grand-mère d’une situation inextricable.

Une fin d’après-midi, après l’amour dans une grange isolée, Églantine se leva pour aller chercher des pommes dans la sacoche de son vélo. À son retour, elle admira un instant le corps endormi de son ami, attendrie par sa peau laiteuse et ses épaules constellées de taches de rousseur. Elle l’appela doucement, il était temps pour lui de repartir. Il avait de la peine à se réveiller. Elle le chatouilla, puis le secoua. Il ne réagit pas. Au bout de minutes interminables, elle dut enfin se rendre à l’évidence : pas de pouls, pas de buée sur son miroir de poche, regard inexpressif entre les paupières mi-closes, il était bel et bien mort … Elle poussa un hurlement. Alexandra, qui faisait le guet au bord de la route, accourut. Je n’ose imaginer l’horreur et l’angoisse des heures qui ont suivi : comment les deux femmes durent laver et habiller la dépouille de Kylian, puis la transporter une fois la nuit tombée pour la déposer, face contre terre, derrière le cimetière, à côté de sa bicyclette renversée. On le découvrit le lendemain. Le corps ne présentant aucune trace de violence ni d’empoisonnement, on conclut à une crise cardiaque. Férue de médecine, ma grand-mère fait plutôt l’hypothèse d’une rupture d’anévrisme.

Souffrante, Églantine quitta l’Irlande très peu de temps après l’enterrement. Les enfants allaient de toute manière reprendre l’école et elle invoqua le besoin de se préparer pour la rentrée universitaire. Sa grande chance fut alors qu’un ami d’enfance qui l’aimait depuis toujours acceptât de l’épouser, sachant qu’elle attendait l’enfant d’un autre. Phénomène plutôt exceptionnel dans la famille, ma grand-mère naquit avec des cheveux roux. Les miens le sont aussi, mais plus foncés, et j’ai hérité de ses yeux verts.

Malgré ce rappel quotidien dans mon miroir, j’ai tout fait pour « oublier » cette histoire. J’ai refoulé mon attirance pour l’Irlande et ai toujours refusé de m’y rendre. Trop d’émotions et de fantômes en perspective… Mais ce matin, le sosie d’Alexandra, croisé dans ma ville par le plus grand des hasards (vraiment ?! tiens, je deviens de moins en moins rationnelle…), m’apparaît comme un signe. À nouveau cette certitude qui vous vient des tripes. Le moment est venu pour moi d’affronter mes origines irlandaises. Je m’empare du cahier d’une main tremblante et l’ouvre à la dernière page du journal dont la lecture m’avait tellement bouleversée il y a près de vingt ans « Ma main rechigne à coucher sur le papier ce qui est arrivé hier. Il n’y a pas de mots pour dire l’indicible… J’erre sans but dans les collines, le plus loin possible du village. Le vent est violent. La mer n’est pas visible mais on l’entend mugir au bout du champ, au pied de la falaise. Surtout ne pas bouger, résister à l’envie de courir là-bas et de sauter dans la tempête. Me concentrer sur le bêlement du mouton derrière la haie. Marcher vers lui et enfoncer mes mains dans sa toison pour m’accrocher à la vie… Mais comment survivre à une telle horreur, à une douleur aussi intense ? Pourrai-je, un jour, oublier ? ». Aujourd’hui, l’émoi est encore plus fort. Il me submerge, me fait suffoquer. Comme je comprends, oh, comme je peux ressentir cette douleur qui fut aussi la mienne au matin de la mort de mon compagnon, emporté en quelques mois par un cancer foudroyant. C’était le 1er janvier… Pendant des mois, j’ai éprouvé dans le même temps colère et chagrin. J’en voulais à Renaud de m’avoir abandonnée à une existence sans lui, alors que son absence me rendait inconsolable. La souffrance est toujours là - la preuve ! - mais le ressentiment, si culpabilisant, s’est évanoui. Églantine a-t-elle aussi éprouvé ces sentiments mélangés ? Comme je voudrais l’avoir connue, comme j’aimerais - là, maintenant - pouvoir lui parler et la serrer dans mes bras… Je me couche, épuisée par cette tempête émotionnelle.

Après une nuit de sommeil agité, entrecoupé de longues plages d’insomnie, je m’éveille étrangement apaisée. Le retour au journal d’Eglantine a eu un curieux effet sur moi. Je me sens moins seule dans ma douleur, plus forte et plus confiante dans l’avenir. Le besoin d’aller - enfin ! - en Irlande s’impose à moi. Le sentiment que j’ai quelque chose à faire, non, à vivre là-bas. C’est mon être au monde, mon rapport à l’existence qui est en jeu, comme un rendez-vous avec le plus intime de moi-même.

Je m’installe devant mon ordinateur et surfe sur Internet à la recherche d’un cottage à louer dans la péninsule de Dingle. Il y en a un, relativement ancien et plein de charme, où je me verrais bien vivre. Malheureusement, il est seulement à vendre. Oublie, ma fille, ce sera pour une autre vie, me dis-je en me rabattant sur des locations beaucoup moins intéressantes. Mais la déception est trop forte, c’est là que j’ai envie d’aller ! Pour me changer les idées, je descends prendre l’air. Je fais trois fois le tour du quartier avec une énergie décuplée par le désir de m’installer dans cette maison et nulle part ailleurs. A mon retour, j’appelle l’agence immobilière et négocie ferme un premier temps de location dans la perspective d’un éventuel achat (je vais me renseigner sur les conditions d’un prêt). J’ai des cousins en Irlande, vous savez, dis-je effrontément pour gagner la sympathie de mon interlocutrice. Elle va voir avec le propriétaire, me promet-elle en me demandant mon adresse électronique. Je passe la journée, à échafauder des plans. En début de soirée, alors que je commence à perdre espoir et vois déjà mon rêve en miettes, le courriel tant attendu arrive, c’est oui…

J’ai un immense privilège. Mon poste de traductrice dans une grande maison d’édition française me permet de travailler quasiment n’importe où, dans la mesure où je reste « connectée » et à des distances aériennes raisonnables de la maison mère… C’est décidé. Pour mes quarante ans, je m’offre un nouveau départ en Irlande. Et j’aurai un chien pour m’accompagner dans mes balades. Un setter irlandais au pelage auburn, comme mes cheveux.


Leysin/Faucigny/Genève, été 2015

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