Nouvelle
« NEZ À NEZ »
une nouvelle de Sabine Dormond
3 septembre 2020 | Par Sabine Dormond
Enfin, le dix-huit pointe ses antennes. La grosse sauterelle s’arrête au Flon et une
colonie de fourmis se déverse de son flanc, tandis qu’une autre s’aligne dans l’air
frisquet de ce matin de février, pressée de s’y engouffrer à son tour. Une reine, à en
juger par sa corpulence, descend pesamment les deux marches. Elle occupe tout
l’encadrement de la porte et chaque pas semble mettre en péril son précaire équilibre.
Je trépigne, impatiente de me réfugier dans la chaleur artificielle de ce ventre
bourdonnant. Puis me rue sur la place assise que j’ai repérée du dehors.
La fille d’en face a le regard mouillé, le nez rouge de chagrin. Je lui décoche en guise
de bouée un regard Main tendue auquel elle s’agrippe comme une presque noyée. Mon
sourire l’invite à s’épancher, trop discrètement sans doute, elle ne saisit pas la
perche, et je ne peux élargir ce sourire sans défigurer l’empathie que j’essaie d’y
glisser. Ma vis-à-vis baisse les yeux, renifle et se replie sur sa tristesse. Sa peine
en pâture me rappelle un lointain trajet de désespoir quand, l’accablement ayant balayé
tout souci de dignité, j’implorais de mes larmes un brin de réconfort. Pour une bête
histoire d’amour qui avait tourné court.
J’étais partie à Florence avec l’incarnation de tous mes fantasmes et il avait suffi
qu’un malentendu s’immisce entre nous pour que notre escapade se solde par un retour
prématuré, en solitaire. L’indignation m’avait tenue debout, le désarroi guidée jusqu’à
la gare. Installée dans le compartiment, à quelques minutes du départ, j’avais vu la
source de ma consternation débouler sur le quai. Il s’était trompé, il admettait son
erreur, mais le mal était fait, on est entiers à vingt ans, nous n’avions eu que le
temps d’un baiser.
Le coup de sifflet du contrôleur a scellé la rupture, cette miette de tendresse pour
ainsi dire posthume a rompu une digue, je me souviens avoir pleuré sans relâche de
Florence à Lausanne. En face de moi, un jeune Africain me tendait mouchoir sur mouchoir,
sa manière de compatir sans s’immiscer, avec toute la sobriété et l’implication qu’on
peut souhaiter en pareilles circonstances.
La fille étale son maquillage en s’essuyant le visage d’un revers de main. Je n’ai pas
de mouchoir, ne peut décemment pas en quémander aux autres passagers. Il faudrait que le
geste vienne de l’un d’eux, spontanément. Mais le tempérament vaudois est tout en
retenue. Personne ne se soucie de cette malheureuse tassée sur la banquette, le regard
vide, comme résignée à l’indifférence ambiante. Je cherche en vain l’inspiration d’un
geste, d’un mot, d’un signe d’humanité. Pas le temps. À l’arrêt suivant, elle descend.
Je la regarde s’éloigner en traînant les pieds, un peu voûtée par le poids de son
tourment que je n’ai su alléger.
La grosse sauterelle repart, m’arrachant à cette vision pour me recentrer sur ma propre
trajectoire de fourmi. Je reste un instant encombrée de mes bons sentiments inutiles.
Désormais, je me munirai d’un paquet de mouchoirs.
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