Le Nouvelliste, 6 avril 2020
Coronavirus: la lettre à nos aînés de Sabine Dormond
Montreux, le 6 avril 2020
Chère madame
Même si on ne se connait pas et que le tutoiement est indécent, permets-moi de t’appeler
grand-maman, de m’imaginer que tu ressembles un peu aux miennes et acceptes de recevoir
à leur place ces mots que la vie ne m’a laissé le temps de leur adresser, parce que les
grand-mères partent toujours avant que leurs petits-enfants aient pleinement réalisé la
place qu’elles tiennent dans leur cœur et l’empreinte qu’elles laissent dans leur vie.
La tienne, de vie a été incomparablement plus dure que la mienne. Tu as vu passer très
tôt la faux de la Camarde, orpheline et séparée du reste de la fratrie, un grave
accident t’a partiellement ôté l’ouïe, tu n’entendais que d’un côté, c’était l’époque où
on soignait les caries en arrachant les dents, tu as connu la guerre, tu as fini par
perdre un de tes fils et puis c’est ta tête que tu as égarée. Je n’oublierai jamais ce
jour où je t’ai trouvée en larmes au bout d’un couloir, seule et recroquevillée dans ton
fauteuil. Tu attendais ta maman, étonnée de ne pas la voir arriver, une maman décédée un
siècle auparavant.
Alors le virus à côté et même une pandémie, ça te fait rigoler, toi qui en as vu tant
d’autres. Ce qui est moins drôle, c’est qu’on t’isole, on te prive de visite, voir la
famille par écran interposé, c’est comme substituer le solarium à l’été, on te punit
injustement, toi qui as si peu pris part à cette folie qu’est devenu le monde
d’aujourd’hui. Et tu te dis une fois de plus que t’es pas de la bonne époque.
Quand le vent de la liberté a soufflé en mai 68, tu avais déjà pris le pli de l’école
ménagère. Unie pour le meilleur et pour le pire, tu as vécu la révolution sexuelle par
procuration. Le droit de vote, tu l’as accueilli toute imprégnée de la conviction que
ton mari avait raison. Et tu n’as jamais songé à lui contester le droit de gérer ton
salaire.
Tu as appris à ne pas faire de vague, tu n’aimes pas déranger, tu t’excuses presque de
durer si longtemps et de coûter si cher. Alors, ces diktats qui te privent d’oxygène,
qui remplacent le vent du dehors par l’air conditionné, tu les accueilles sans
rouspéter. Les jeunes ont déjà bien assez de soucis. Tu ne voudrais surtout pas les
contaminer.
Tu t’habitues à les voir à distance, tu t’appliques à sourire à l’écran, tu te dis que
c’était mieux avant, mais n’en laisses rien paraître. Demain peut-être, les choses
redeviendront comme jadis et les jeunes diront que c’est le progrès.
Affectueusement
Sabine Dormond
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