MAIS QUI SONT-T-ILS? Au premier plan, les auteurs Elisa Shua Dusapin,
Sabine Dormond, Oscar Lalo, Jacques Pilet et Brigitte Hool. Au
second plan, Julien Sansonnens, Nicolas Kissling, Nicole Kranz,
Bertrand Schmid et Silvia Härri. © Matthias Rihs
Premiers romans romands: nos dix chouchous
Isabelle Falconnier
Rentrée littéraire. Parmi
la quinzaine de primiromanciers romands de la saison, qui présentent
des profils aussi divers que le fondateur de «L’Hebdo»Jacques Pilet,
la soprano Brigitte Hool ou l’inconnue déjà priméeElisa Shua Dusapin,
nous avons choisi dix nouvelles voix qui nous ont tapé dans
l’oreille.
J’adore ce moment: recevoir le roman d’un
auteur qui n’en a encore pas publié et l’ouvrir avec autant
d’excitation que s’il s’agissait d’un paquet cadeau avec un gros
ruban rouge. A chaque fois, le frisson de la découverte est au
rendez-vous. En matière de littérature romande, la curiosité est
encore plus grande. Est-ce la naissance d’un écrivain au long cours?
Sera-ce l’unique cri d’un auteur qui n’arrivera jamais au bout du
second? Quelles surprises recèle cette nouvelle voix? Saura-t-il se
faire connaître au-delà de nos frontières? Est-ce un livre pour moi?
Réponse en dix titres qui se sont montrés particulièrement
convaincants.
Deux romans d’enfance saisissants et éminemment
troublants, d’abord. L’enseignante genevoise Silvia Härri, dont on a
découvert la subtilité de la plume et la finesse des émotions dans
un recueil de nouvelles, Loin de soi, paru en 2013, et les proses
poétiques de Nouaison en 2015, livre avec Je suis mort un soir d’été
l’histoire de Pietro, architecte à qui tout semble réussir, installé
en Suisse depuis des décennies, mais qui cache des secrets d’enfance
enfouis là-bas, près de Florence, auxquels il doit soudain se
confronter. Vivace comme au premier jour, la découverte, lorsqu’il a
6 ans, de la maladie de la petite sœur, la séparation familiale qui
s’ensuit, la folie de la mère et son propre malaise existentiel, à
vie.
Elisa Dusapin, déjà primée
Tout comme
survit, terriblement vivace, le souvenir de ce directeur de colonies
de vacances trop affectueux avec ses jeunes pensionnaires chez le
narrateur d’Oscar Lalo qui publie chez Belfond Les contes défaits,
un premier livre d’une rare intensité. En 79 courts chapitres sobres
et bruts se raconte un adulte qui n’a jamais réussi à en devenir un,
la faute à ces étés où, année après année, sa mère l’envoyait sans
se douter qu’il n’y avait que brimades, discipline de fer et abus
corporels au rendez-vous.
Avocat spécialisé en droit de
l’environnement, Oscar Lalo, basé à Genève, a toujours mené une
carrière artistique, enregistrant trois albums en tant
qu’auteur-compositeur-interprète et réalisant plusieurs courts
métrages pour le cinéma. C’est d’ailleurs son expérience
professionnelle en tant qu’avocat qui lui a inspiré cette histoire:
l’une de ses premières affaires se passait devant la Cour d’assises
des mineurs. Bonne nouvelle: il termine actuellement l’écriture de
son second roman.
Deux rencontres insolites et porteuses d’un
bel air de liberté ensuite, racontées l’une par Hélène Dormond, chez
Plaisir de Lire, l’autre par Elisa Shua Dusapin, aux Editions Zoé.
Liberté conditionnelle, de la première, fait se croiser, dans un
hôpital, Magali, travailleuse sociale célibataire au grand cœur, et
Matthias, adepte de sport et d’adrénaline, cynique et insouciant.
Elle-même active dans le social, Hélène Dormond, sœur de Sabine
Dormond, auteure et vice-présidente de l’Association vaudoise des
écrivains, réussit une jolie fable, fraîche et tonique, sur les
liens visibles et invisibles que nous tissons avec nos (dis)
semblables.
Coup de maître pour la débutante Elisa Shua
Dusapin, jeune diplômée de l’Institut littéraire de Bienne, qui a vu
son premier roman, Hiver à Sokcho, récompensé du beau prix Robert
Walser avant même sa parution! Née en 1992 d’un père français et
d’une mère sud-coréenne, Jurassienne d’adoption, elle s’est inspirée
de ce vécu singulier pour raconter le lien fragile, improbable, qui
se noue à Sokcho, petite ville portuaire proche de la Corée du Nord,
entre une jeune Franco-Coréenne qui n’est jamais allée en Europe et
un dessinateur venu chercher solitude et inspiration depuis la
Normandie.
Rythme et phrasé impeccables et envoûtants,
atmosphère trouble, parfumée de tristesse mais aussi de mille
possibles: difficile de ne pas voir qu’une personnalité littéraire
émerge sous nos yeux.
Intérêt du public et des médias
C’est d’ailleurs ce qui a motivé son éditrice, Caroline Coutau,
à la publier. «Hiver à Sokcho possède un univers et un ton forts et
très personnels. C’est indispensable pour que je décide de publier
un premier roman. On décèle très vite chez les jeunes auteurs s’ils
ont vraiment une écriture à eux ou s’ils n’arrivent pas à aller
au-delà de leurs admirations de grands lecteurs.» Une Caroline
Coutau qui éprouve toujours un sentiment «d’excitation» à publier un
nouvel auteur. «Il y a une sensation de découverte assez
euphorisante.
Mais il faut relativiser immédiatement cette
sensation: pour Elisa Dusapin, par exemple, d’autres avant moi ont
lu une première version du texte, comme Noëlle Revaz, avec qui Elisa
a travaillé à l’Institut littéraire de Bienne. Cela dit, c’est
important que de nouveaux auteurs viennent régulièrement enrichir le
catalogue, cela donne une sorte d’oxygène indispensable, d’évidente
stimulation.
Dans les deux sens: les auteurs qui ont déjà
derrière eux plusieurs livres ont une maturité, une précision, une
aisance dans leur écriture que les premiers n’ont pas forcément
d’emblée. Je fais souvent lire aux plus jeunes des textes d’auteurs
du catalogue; il en résulte un échange toujours intéressant.
D’autant plus que, aujourd’hui, du moins dans un premier temps,
celui de la promotion, je dirai que les premiers romans ont plus de
chances parce que les médias parlent d’eux presque systématiquement.
Les médias ont un appétit insatiable pour la nouveauté; les
libraires et les lecteurs aussi.»
L’Aire découvreur
Aux Editions de l’Aire, qui publient pas moins de cinq premiers
romans d’ici à la fin d’août, dont les premiers pas en littérature
de Romain Debluë, rejeton de la lignée de musiciens-poètes Debluë,
ou ceux du ponte du journalisme Jacques Pilet (lire page suivante),
Michel Moret abonde: «Il n’y a pas plus de risque à publier un
premier roman qu’un autre. Le risque existe surtout dans des
domaines comme la poésie. Mais, dans le roman, tout le monde a ses
chances. Je n’avais jamais, par exemple, pensé faire quatre tirages
du premier livre de Xochitl Borel, L’alphabet des anges, paru en
2014, qui a obtenu le Roman des Romands et le prix Lettres
frontière!»
L’Aire joue à fond son rôle de découvreur de
nouveaux talents puisque, de Daniel Maggetti à Pajak, en passant par
Rose-Marie Pagnard ou Pascale Kramer, la moitié des auteurs romands
actifs aujourd’hui ont commencé chez Michel Moret. «J’aime beaucoup
publier des premiers romans. Publier un premier roman, c’est un pari
sur l’individu et sur l’avenir. C’est fascinant. J’aime jouer ce
rôle de découvreur. La qualité de ce que je reçois ne baisse pas,
même si certains ont tendance à être trop sages, lisses, conformes à
l’époque. Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui tous les éditeurs
reçoivent les mêmes manuscrits, et que c’est celui qui dégainera le
plus vite qui l’aura.»
Si Cédric Pignat confirme, dans
D’Ecosse, l’ambition littéraire profonde que l’on percevait dans ses
nouvelles Les murènes, la surprise vient de Nicolas Kissling,
publicitaire et passionné de bonsaïs du côté d’Oron-la-Ville. Le
grand projet raconte comment, à la mort de sa mère, Antoine, 39 ans,
se retrouve plongé dans le passé de son père Ivo qui, des décennies
auparavant, avait précipité sa voiture dans un ravin du
Grand-Saint-Bernard en revenant un soir d’Italie.
Ivo, qui
avait débarqué de Bergame en Suisse en 1947 pour construire des
barrages, tombera, en rénovant un chalet, sur un embarrassant trésor
et se lancera dans un grand projet fou qui l’obligera à vivre dans
le secret. Autour de la filiation, de l’intégration et des secrets
de famille, Nicolas Kissling construit un roman d’excellente
facture, original, émouvant et au suspense bien maîtrisé.
Autre roman à suspense parfaitement irrésistible à l’Aire, L’ordre
des grandeurs, signé Julien Sansonnens, politicien vaudois POP et
collaborateur scientifique de l’Observatoire valaisans de la santé.
Rapide, efficace, énergique, il imagine la gloire, la chute et le
lynchage d’un journaliste de télévision charismatique qui se lance
dans la course au Conseil d’Etat à Genève et se retrouve victime de
ses anciens pairs quand un scandale de mœurs explose. Sansonnens,
que l’on peut suivre par ailleurs sur un blog très personnel, jubile
de manière évidente en décrivant le milieu des médias et de la
télévision.
Prix SPG du Premier roman
De quoi
confirmer dans sa découverte Thierry Barbier-Mueller, administrateur
délégué de la Société privée de gérance, à Genève, collectionneur
d’art contemporain, qui a fondé en 2013 le prix littéraire SPG,
récompensant d’un prix de 5000 francs un premier roman romand publié
en Suisse romande (Marc Voltenauer pour Le dragon du Muveran cette
année, Jack Küpfer pour Black Whidah en 2015, Damien Murith pour La
lune assassinée en 2014). «La création littéraire romande est d’une
vitalité que je ne soupçonnais pas.
Ma seule crainte, en
créant ce prix, était que la qualité ne soit pas au rendez-vous…
Mais j’ai été déçu en bien, et chaque année il y a matière à un vrai
débat et de vraies interrogations quant au livre à primer. Ce qui
m’a aussi convaincu que nous visions juste avec ce prix: l’adhésion
enthousiaste, dès le départ, des membres bénévoles du jury que sont
par exemple Pascal Couchepin, Mania Hahnloser, fondatrice de
l’Alliance française de Berne, Hélène Leibkutsch, de la Société de
lecture de Genève, ou encore Christine Esseiva, directrice des
publications de la SPG.
Et, à l’arrivée, le nombre important
de livres en lice, une trentaine à chaque fois. La création
littéraire romande nous paraît mériter un coup de pouce en raison de
circonstances particulières: le marché est petit, et il est
difficile d’y exister vu la force d’attraction du géant français
voisin, alors même que notre pays a une véritable tradition dans ce
domaine. En outre, en tant que chef d’entreprise, et je pense ici
aux maisons d’éditions romandes, je suis touché et épaté par la
somme d’énergie, de travail et de conviction déployée par celles-ci
pour exister et promouvoir leurs auteurs.»
Conviction et
énergie sont effectivement au rendez-vous chez Torticolis et Frères,
à La Chaux-de-Fonds, qui croient dur comme fer au premier livre de
la nomade genevoise Nicole Kranz, journaliste et marketeuse dans
l’hôtellerie de luxe, qui publie avec BullShit le roman coup de
poing d’une histoire d’amour qui vire au cauchemar.
Sadisme
de l’homme, véritable pervers narcissique qui jouit de la souffrance
de Chloé, la soumet à tous ses désirs, l’humilie jusqu’à ce qu’elle
craque. Tissant la métaphore de la corrida, ce roman trash a sans
doute tout du règlement de comptes, ou de l’exutoire. Il n’en reste
pas moins que ce récit ivre de souffrance et de colère est porté par
une énergie verbale hors du commun. Et décrit superbement les
mécanismes terribles de cette relation de non-amour.
Tout
autre ambiance, lumineuse et créatrice, chez la soprano suisse
Brigitte Hool, née à Neuchâtel en 1970, qui nous rappelle avec
Puccini l’aimait qu’avant sa brillante carrière musicale elle a fait
des études de lettres et de journalisme. Sa plongée dans l’intimité
de Giacomo Puccini, qu’elle chante depuis toujours – inoubliable
Musetta dans La bohème –, ses femmes, ses fantômes, ses obsessions
graves et gourmandes, ouvre une porte de réflexion rythmée et
chaloupée sur la création musicale et l’inspiration.
Un
dernier pour la route
Dernier coup de cœur et mention
spéciale pour Bertrand Schmid et sa Saison des ruines. Construction
originale, écriture prenante, univers à la fois onirique et
extrêmement humain: une réussite. Deux récits s’y croisent: celui de
Michel, qui vit à l’alpage une vie rude et solitaire qu’il préfère à
toute autre, et celui d’Annie, ado de la grande banlieue pauvre de
Londres, délaissée par sa mère, qui découvre la vie et la sexualité
avec rage et effroi.
Alors que les premières pages laissent
imaginer, et même craindre, un énième récit du terroir postramuzien,
la suite glisse vers un récit nerveux, anxieux, qui relie l’ado
urbaine et le paysan de montagne par des liens mystérieux et
audacieux. Et, contre les grandes espérances que le sort tente de
grignoter, Bertrand Schmid, égyptologue, traducteur du grec ancien,
enseignant de français à Lausanne, trouve une voie sombre mais
tonique et espérante. Et Annie la meurtrie et Michel le tourmenté
font entendre leur voix longtemps.
Ils sont au
Livre sur les quais à Morges du 2 au 4 septembre 2016:
Hélène Dormond: «Deux sœurs, deux mondes littéraires». Avec Sabine
Dormond. Le 4 à 16 h 30, Moyard. Silvia Härri: «Le fond et la
forme». Avec Mélanie Chappuis et Thomas Sandoz. Le 4 à 11 h,
château. Brigitte Hool: «Autour de Mozart». Avec H. J. Lim et
E.-E. Schmitt. Le 2 à 19 h, casino. «Jouer et dire la musique». Avec
H. J. Lim. Le 3 à 19 h, casino. Bertrand Schmid: table ronde «A
la redécouverte de C.-F. Landry». Le 2 à 16 h, Sainte-Jeanne.
Confessionnal. Le 4 à 13 h 15, Moyard. Speed dating. Le 4 à 16 h 30,
château. Elisa Shua Dusapin: «Asie, le dessous des romans». Avec
Karine Silla, Agnès Vannouvong et Jean-Christophe Victor. Le 3 à 15
h, Nouvelle Couronne. «Une école pour les écrivains?». Avec Guy
Chevalley, Anne Pitteloud, Matthieu Ruf. Le 4 à 15 h, Sainte-Jeanne.
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